Guy Turcotte libre: le pourquoi du comment

Le 4 septembre dernier, Guy Turcotte demandait au juge AndrĂ© Vincent d’ĂȘtre libĂ©rĂ© en attendant son procĂšs. DĂ©cision rendue aujourd’hui, le juge accepte. Alors que le web se noie dĂ©jĂ  sous les cris Ă©poumonĂ©s d’une meute de Claude Poirier en puissance, prenons un moment pour comprendre objectivement la dĂ©cision du juge.

Tout d’abord, rĂ©glons tout de suite une connerie qui circule: Guy Turcotte n’a pas Ă©tĂ© innocentĂ©. Il devra se prĂ©senter Ă  son procĂšs (ou y ĂȘtre reprĂ©sentĂ© si sa prĂ©sence n’est pas essentielle) et sera incarcĂ©rĂ© s’il est trouvĂ© coupable.

Il faut savoir qu’en droit canadien, la libertĂ© est la norme. Lorsque demandĂ©e par l’accusĂ©(e), le juge ne la refuse pas Ă  moins qu’il ne croit que l’accusĂ©(e) ne reprĂ©sente un risque pour la sociĂ©tĂ©, pourrait se sauver ou que sa libĂ©ration minerait la confiance du public dans le systĂšme judiciaire. Garder quelqu’un incarcĂ©rĂ© mĂȘme en l’absence de ces risques serait un affront Ă  la prĂ©somption d’innocence car la libertĂ© Ă  laquelle une personne innocente a droit serait bafouĂ©e, d’autant plus que la perception d’innocence que doit entretenir le systĂšme judiciaire de la sociĂ©tĂ© vers l’accusĂ©(e) s’en trouverait entachĂ©e. Afin d’illustrer ces principes, le juge Vincent cite un passage de la dissidence du juge Frank Iacobucci dans un jugement de la Cour suprĂȘme, celui du dossier R. c. Hall (paragraphes 47 Ă  50). L’honorable magistrat s’exprime ainsi:

La libertĂ© du citoyen est au cƓur d’une sociĂ©tĂ© libre et dĂ©mocratique. La libertĂ© perdue est perdue Ă  jamais et le prĂ©judice qui rĂ©sulte de cette perte ne peut jamais ĂȘtre entiĂšrement rĂ©parĂ©. Par consĂ©quent, dĂšs qu’il existe un risque de perte de libertĂ©, ne serait‑ce que pour une seule journĂ©e, il nous incombe, en tant que membres d’une sociĂ©tĂ© libre et dĂ©mocratique, de tout faire pour que notre systĂšme de justice rĂ©duise au minimum le risque de privation injustifiĂ©e de libertĂ©.

En droit criminel, cette libertĂ© fondamentale se traduit de maniĂšre gĂ©nĂ©rale par le droit d’ĂȘtre prĂ©sumĂ© innocent jusqu’à preuve du contraire et, plus prĂ©cisĂ©ment, par le droit Ă  la mise en libertĂ© sous caution. Le refus d’accorder la mise en libertĂ© sous caution Ă  une personne simplement accusĂ©e d’une infraction criminelle porte nĂ©cessairement atteinte Ă  la prĂ©somption d’innocence. Tel est le contexte du prĂ©sent pourvoi, contexte oĂč le « fil d’or » qui illumine la trame de notre droit criminel risque d’ĂȘtre rompu. C’est dans ce contexte qu’il faut examiner les dispositions autorisant la dĂ©tention avant le procĂšs.

L’alinĂ©a 11e) de la Charte canadienne des droits et libertĂ©s incite particuliĂšrement les tribunaux, en leur qualitĂ© de gardiens de la libertĂ©, Ă  veiller Ă  ce que la mise en libertĂ© avant le procĂšs soit la rĂšgle et non l’exception et Ă  n’ordonner la dĂ©tention avant le procĂšs que dans le cas oĂč un intĂ©rĂȘt sociĂ©tal urgent dont l’existence peut se dĂ©montrer justifie la suppression des droits et libertĂ©s fondamentaux de l’accusĂ©.

L’obligation de protĂ©ger les droits individuels est au cƓur du rĂŽle du pouvoir judiciaire, lequel rĂŽle revĂȘt une importance encore plus grande en droit criminel oĂč les ressources considĂ©rables de l’État et, trĂšs souvent, le poids de l’opinion publique jouent contre l’accusĂ©. Les tribunaux ne doivent donc pas prendre Ă  la lĂ©gĂšre leur responsabilitĂ© constitutionnelle d’examiner attentivement la maniĂšre dont le lĂ©gislateur a autorisĂ© la dĂ©tention de l’accusĂ© en l’absence d’une dĂ©claration de culpabilitĂ©.

Le juge Vincent fut convaincu par un rapport d’Ă©valuation psychiatrique Ă©tablissant un risque trĂšs faible que prĂ©senterait M. Turcotte pour le public. Selon le juge, de nombreux tĂ©moignages confirment ce rapport. C’est Ă©galement un tĂ©moignage psychiatrique, celui de Dre RenĂ©e Roy, qui convainc le juge que l’ex-cardiologue ne reprĂ©sente pas non plus un danger pour lui-mĂȘme via un potentiel suicide. Enfin, le juge Ă©carte la crainte du ministĂšre public d’une fuite sur la base du fait que M. Turcotte s’est rendu de lui-mĂȘme Ă  la police le jour-mĂȘme oĂč la Cour d’appel a ordonnĂ© la tenue d’un nouveau procĂšs, ainsi que sur la base d’une pleine collaboration du suspect Ă  ses conditions de remises en libertĂ© suite Ă  son congĂ© de l’Institut Philippe Pinel.

Enfin, pour ce qui est de la confiance du public, le juge fait le pari que la population saura faire la part des choses. « Le Tribunal est confiant qu’un public bien informĂ© des faits de la cause et du droit applicable en matiĂšre de remise en libertĂ© provisoire ne considĂ©rerait pas que la dĂ©cision de permettre au requĂ©rant de retrouver sa libertĂ© assortie de conditions minerait la confiance dans l’administration de la justice, tout au contraire », exprime le magistrat, qui insiste d’ailleurs sur le fait que « malgrĂ© l’indignation publique face Ă  l’incomprĂ©hension des gestes posĂ©s, la rĂšgle de droit se doit se continuer Ă  s’appliquer, telle est la garantie que nous donne une sociĂ©tĂ© libre et dĂ©mocratique. »

VoilĂ  pourquoi Guy Turcotte est libre aujourd’hui. On est pour, on est contre, mais on prend le temps de comprendre le pourquoi du comment. 🙂

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